Le mythe Ng Mui
Le mythe de Ng Mui et Yim Wing Chun est constamment présenté comme un fait mais rien n’atteste son existence. On ne trouve aucune trace historique ni artefact, et toutes leurs représentations connues sont probablement récentes.
L’histoire de Ng Mui est un récit mythique, c’est-à-dire un récit qui déborde les faits historiques pour raconter l’origine de notre art martial et assigner un sens à notre pratique actuelle.



« Les origines du Wing Chun » 1965 – 1966 par Ip Man est une des seules traces écrites du récit, ce texte n’est d’ailleurs qu’une ébauche et est posthume (1)
Le Wing Chun
« Un style fondé par une femme »
Il convient de rappeler que les figures féminines abondent dans le folklore des arts martiaux chinois et que le Wing Chun n’est pas du tout un cas isolé. Ces mythes, popularisés à la fin de l’ère Qing et sous la République, ont infusé les arts martiaux modernes puis la culture populaire via des romans, opéras, traditions orales et plus récemment des films(2).
Symbole pour les pratiquants de Wing Chun et souvent utilisé comme argument marketing par les écoles contemporaines du style, la légende attribue la fondation du style à une femme : ce point serait central dans l’identité de l’art.
Elle incarnerait l’idée qu’un système de combat peut être fondé sur l’intelligence stratégique et la compréhension de la structure corporelle plutôt que la force brute. Qu’elle ait été une nonne, une générale rebelle ou une figure allégorique, c’est avant tout ainsi que ce récit est interprété.
Personnage central
Ayant été l’élève d’Ip Man pendant plus de 20 ans, Maître Lok Yiu connaissait bien l’histoire de son Sifu et disait lui-même : « C’est vrai, le Wing Chun aurait été inventé par une femme, d’où les différences avec d’autres styles. On n’utilisera pas sa propre force pour aller contre celle de l’adversaire, surtout quand celui ci est plus grand et plus fort. Il s’agit de laisser se dissiper la force de l’adversaire avant d’attaquer. »
Ng Mui (en chinois : 伍梅大師, Wǔ Méi Dà Shī) est une figure centrale et légendaire des arts martiaux chinois. Elle est avant tout connue comme l’une des Cinq Aînés mythiques ayant survécu à la destruction du monastère Shaolin par la dynastie Qing. Son existence historique est incertaine mais son importance dans la tradition du Wing Chun est fondamentale. Elle est universellement reconnue comme la fondatrice de l’art, celle qui aurait transmis le système originel à Yim Wing Chun.

La légende fondatrice dans la tradition Ip Man (3)
Selon la tradition orale transmise par le Grand Maître Ip Man, Ng Mui était une maître reconnue au monastère Shaolin du Sud sous le règne de l’empereur Kangxi (1662-1722). Lorsque le monastère fut trahi, incendié et détruit par les forces Qing, elle parvint à s’échapper.
Sa fuite l’aurait conduite au Temple de la Grue Blanche, situé sur le mont Daliang (dont l’emplacement exact reste un mystère). C’est là qu’elle aurait rencontré une jeune femme du nom de Yim Wing Chun(2).
Rencontre avec Yim Wing Chun
Yim Wing Chun serait originaire de Canton (Guangzdhou), elle fut fiancée à Leung Bok Chau, un marchand de sel du Fukien. Peu après, sa mère mourut et son père, Yim Yee, fut accusé d’un crime.
Pour échapper à la prison, la famille s’enfuit à la frontière du Sichuan et du Yunan, au pied du mont Tai Leung (dont l’emplacement est inconnu), où ils ouvrirent une épicerie.
C’est là que la nonne Ng Mui aurait rencontré la jeune femme, alors harcelée par un voyou local qui voulait la forcer au mariage. Pour lui permettre de se défendre, Ng Mui lui enseigna son kung-fu dans les montagnes. Une fois sa formation maîtrisée (achevée vers 1790), Wing Chun retourna défier le voyou et le vainquit en combat. Elle put enfin épouser son fiancé, Leung Bok Chau. Il est dit que Yim Wing Chun enseigna ensuite le style à son mari Leung Bok Chau. Ce dernier transmit ensuite la technique à Leung Lan Kwai. À son tour, Leung Lan Kwai enseigna aux membres de la « jonque rouge », dont Wong Wah Bo, etc.
À la mort de Yim Wing Chun, vers 1840, son mari aurait donné son nom au style de kung-fu hérité de Ng Mui. Autrement dit, plutôt que de transmettre son art à ses enfants (dont l’existence est d’ailleurs passée sous silence par la plupart des légendes), l’histoire met en avant le fait que c’est à son mari que revint la tâche de transmettre le style.

Une maîtresse de nombreux styles (4)
La légende ne limite pas le savoir de Ng Mui au seul Wing Chun. Elle est souvent décrite comme une experte accomplie de plusieurs styles majeurs, puisant à la fois aux sources de Shaolin et de Wudang.
On lui attribue la maîtrise, voire la création, de plusieurs autres arts :
– Le Style du Dragon
– La Grue Blanche
– Le Hung Kuen des Cinq Motifs (qu’elle aurait co-fondé avec Miu Hin)
Sa figure est associée à de nombreux lieux emblématiques de Chine, tels que le monastère Shaolin, le mont Wudang (Hubei), le mont Emei (Sichuan) et diverses régions du sud comme le Guangxi et Canton.

Autres traditions et variations
L’histoire de Ng Mui varie considérablement selon les écoles et les lignées :
Le Wǔ Méi Pài (Style Ng Mui) : Cette tradition la décrit comme la fille d’un général de la dynastie Ming. Après la mort de ses parents tués par les Mandchous (dynastie Qing), elle aurait trouvé refuge au Temple de la Grue Blanche, où elle serait devenue une figure de la résistance. C’est là qu’elle aurait développé ses propres techniques, notamment des exercices d’équilibre sur les « poteaux de la Fleur de Prunier » (Mui Fa Jong) pour renforcer les jambes. On dit aussi qu’elle y aurait approfondi sa maîtrise du Qigong et de l’énergie interne (« Nei Gong »).
La Grue Blanche Tibétaine : Une autre légende suggère que « Ng Mui » n’était que le nom chinois adopté par un moine tibétain nommé Jikboloktoto.
Mythe et réalité historique
Il est toujours tentant de chercher des traces tangibles et historiques à un récit qui n’est peut-être qu’imaginaire, ou au mieux qui porte en lui un souvenir lointain à jamais inaccessible.
Séparer les faits historiques de la fiction dans ces récits est impossible. Plusieurs éléments de la légende soulèvent des questions :
La présence d’une femme nonne, et qui plus est d’un maître, au sein d’une société monastique patriarcale comme Shaolin à cette époque, est historiquement improbable (bien que des monastères de femmes aient existé).
Le « mont Daliang », si central dans l’histoire, n’a jamais été localisé avec certitude.
La légende décrit Yim Yee, le père de Yim Wing Chun, comme un marchand de sel en fuite. Sous la dynastie Qing, le commerce du sel était un monopole d’État très strict. Il est donc plausible que Yim Yee ait été un contrebandier, ce qui expliquerait sa fuite devant les autorités et rendrait cette partie du récit cohérente.
L’existence de Ng Mui et sa légende ne sont confirmées par aucune source historique ou artefact : sa tradition étant uniquement orale. Il s’agirait de questionner son contexte (social, culturel, historique) de production puis de transmission jusqu’à la version actuelle communément admise(5).
Par-exemple, quel sens donner à l’attribution de la création d’un art martial à une figure féminine fondatrice ? Une société dominée par les hommes imagine une figure de puissance féminine originelle. Mais le mythe sert-il à célébrer les femmes ? La fondatrice mythique est une « exception » (une nonne, une recluse), placée en dehors de la société ordinaire. Sa compétence est ensuite intégrée et transmise par une lignée d’hommes, qui reprennent le contrôle narratif de l’art martial. La figure féminine devient une origine poétique et lointaine : la structure réelle de son usage et sa transmission historique restent masculines.
Quel lien entre entre la menace d’un mariage forcé, qui semble anecdotique, et de la création d’une méthode de combat ?
Sources pour aller plus loin :
(1) https://www.vingtsun.org.hk/
(2) https://chinesemartialstudies.com/2019/11/14/lives-of-chinese-martial-artists-9-woman-ding-number-seven-founder-of-the-fujian-yongchun-boxing-tradition/
(3) https://martialartscultureandhistory.com/en/the-origins-of-wing-chun-by-ip-man/?hl=fr-FR
(4) https://www.saar-wingchun.de/saarland/index.php/personen/ng-mui.html
(5) https://chinesemartialstudies.com/2015/02/16/yim-wing-chun-and-the-primitive-passions-of-southern-kung-fu/
